Le greenheart pour la pêche
Le greenheart pour la pêche
Le greenheart, littéralement « cœur vert », est un arbre de la forêt amazonienne ou guyanaise, remarquablement résistant et flexible, il est quelquefois en français appelé « bois de lance » parce que les indigènes l’utilisaient pour fabriquer des lances ou des hampes de flèches…
Les Britanniques, dès la première moitié du XIXème siècle, commencèrent à utiliser le greenheart pour sa meilleure flexibilité, en remplacement du Hickory (arbre nord-américain utilisé jusque-là pour fabriquer les premières cannes à lancer mais aussi à mouche).
L’inconvénient de ces deux bois est d’être lourd comparé au bambou, et très vite, dès la fin du XIXème, l’invention du bambou refendu allait les rendre obsolètes. Néanmoins durant un bon quart de siècle (1860-1885), les fabricants britanniques et américains réalisèrent de très bonnes cannes en greenheart, y compris pour le saumon dans des longueurs de 16 à 20 pieds.
Ces longues cannes pesaient de deux à trois kilos, mais à l’époque il ne fallait pas lancer très longtemps avant qu’un saumon (souvent de belle taille) s’empare de la mouche.
Depuis 1975 et l’achat de ma première canne en greenheart, que j’ai toujours, il m’arrive encore pour m’amuser de lancer voire de pêcher avec. La première fois c’était donc en juin 1975, je m’en souviens très bien. Nous avions été invités avec le célèbre écrivain américain William Humphrey (dont tous les ouvrages ont été traduits et publiés chez Gallimard) par la grande revue de sports américaine Sports Illustrated (hebdomadaire qui tire à des millions d’exemplaires), pour que Bill Humphrey relate pour les lecteurs du magazine, la pêche du saumon en Écosse, considérée comme un sport.
Deux fois par an Sports Illustrated demandait à un bon écrivain américain un grand article sur la pêche ou la chasse. J’avais rencontré William Humphrey à Paris l’année précédente, alors que le même magazine lui avait offert un séjour de dix jours à l’hôtel Ritz pour interviewer le propriétaire, Charles Ritz, sur sa méthode révolutionnaire de lancer de la mouche HS-HL pour High Speed High Line (lancer à grande vitesse avec un ligne haute), que son livre A fly fisher’s life (Une vie de pêcheur à la mouche) avait rendu populaire aux États-Unis.
Monsieur Ritz, déjà très âgé, m’avait demandé pour l’occasion de l’accompagner, lui et ses invités, au cercle du Tir au Pigeon du bois de Boulogne, afin de faire une démonstration de sa méthode de lancer de la mouche, à une ou à deux mains…
Deux fois par an, Sports Illustrated publie un article sur la pêche par un grand écrivain.
William Humphrey, je m’en souviens, qui avait appris à lancer selon les préceptes britanniques de Frederic Halford, coude collé au corps et lancer avec le poignet, comme encore enseigné dans les années 50-60 aux États-Unis, avait vite été conquis par la technique révolutionnaire de Charles Ritz, qui libérait complètement le bras et permettait en mettant en action tout l’avant-bras, des gains d’apprentissage et de distance immédiats.
Malgré notre différence d’âge, nous avions rapidement sympathisé, et j’avais parlé à Bill de mes parties de pêche au saumon en France et surtout en Écosse dont je fréquentais les parcours publics, tous les ans depuis 1969. Six mois plus tard, Bill avait vendu le projet à Sports Illustrated, qui nous invitait tous les deux, tous frais payés, sur les meilleurs parcours privés, cette fois, des rivières des Highlands. « À toi, m’avait dit Bill au téléphone, de choisir ce qu’il y a de mieux, quel que soit le prix…».
Malheureusement nous étions déjà au début du mois de juin et tous les bons parcours notamment sur la Spey étaient déjà loués… Nous nous rabattîmes une semaine sur la Tweed, pas très bonne en juin, une semaine sur la Tay, surtout bonne en mars-avril et ensuite à l’automne et une semaine sur la Dee, qui nous permit surtout de visiter Balmoral, tant la rivière était basse et vide de saumons.
Pour revenir au greenheart et au « ressort » des cannes à mouche, alors qu’à la mi-juin 1975, donc, nous pêchions le splendide parcours de « Lower Floors » sur la Tweed, dans le parc du château de Roxburgh (là où a, en partie, été tourné le film Greystoke, vous savez avec Christophe Lambert dans le rôle de Tarzan…), devant les eaux très basses, et là encore le peu de saumons dans la rivière, nous décidâmes le mercredi, avec Bill et son épouse, de prendre une partie de la journée pour aller visiter Édimbourg.
Bien sûr après la visite du château nous ne pûmes nous empêcher de visiter également le très beau magasin d’articles de chasse et de pêche qui faisait le coin de Prince’s Street.
Bill acheta, je m’en souviens très bien, une « gapette » du plus beau tweed, et quant à moi, je découvris derrière le comptoir, un immense panier en osier dans lequel un fagot de cannes « second hand » (d’occasion) attendait le chaland… Et pour une quinzaine de livres sterling si mes souvenirs sont exacts, je repartis avec une superbe 12 pieds « spliced »* en greenheart, porte-moulinet en cuivre et anneau de départ en agate.
De retour au bord de l’eau, vers 16 heures, je ne pus m’empêcher de monter ma toute récente acquisition avec du scotch d’électricien et bien sûr de l’essayer avec une soie DT9 flottante. Je n’avais jamais auparavant lancé avec une canne aussi souple pour ne pas dire molle, mais après un temps d’adaptation, en la laissant travailler à son rythme, je découvris qu’en Spey-cast elle lançait correctement jusqu’à une vingtaine de mètres.
Et, bien sûr, ce qui devait arriver, arriva, alors que depuis deux jours nous avions peigné ce pool sans voir le moindre bout de nageoires, la soie se tendit et un joli douze livres fit plier le greenheart jusqu’au bas de la poignée. Ce poisson tout frais ne sauta pas, ne me prit jamais plus d’une dizaine de mètres de soie, ne secoua jamais la tête spasmodiquement sur place comme le font trop souvent ses congénères pris sur du carbone, et se rendit sur le flanc, en un tout petit quart d’heure…
À la différence du carbone, la mollesse du greenheart absorbe tous ses coups de tête.
Je compris alors que ce pauvre saumon ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Chaque fois qu’il faisait un mouvement dans un sens, la canne absorbait toute sa traction et ne réagissait dans l’autre sens qu’avec trois ou quatre secondes de retard. Le poisson n’avait aucune raison de paniquer ni même de s’énerver de cette gêne, qu’il devait croire momentanée…
J’ai pris par la suite, que ce soit en Écosse ou en Islande, une bonne dizaines d’autres saumons avec cette petite canne et pratiquement tous, sans exception, se sont bagarrés gentiment, pourrait-on dire, et j’en suis persuadé n’ont compris que trop tard, quand ils s’étaient épuisés à lutter contre la flexibilité, pour ne pas dire la « mollesse », du greenheart, qu’ils étaient tenus en laisse.
Avec les cannes en carbone, surtout celles, je le répète, dites à action de pointe, dans le dixième de seconde qui suit une réaction du poisson, la canne répond par une traction opposée, ce qui ne laisse pas le moindre répit nerveux au poisson et le fait se débattre avec l’énergie du désespoir, enchaînant sauts, mouvements latéraux de la tête et démarrages dans tous les sens, toutes manœuvres, qui s’il n’est pas correctement ferré dans le coin des mâchoires, ont toutes les chances de le faire se décrocher…
*Spliced : terme anglais qui signifie « fendu en biseau ».
Avant l’invention des viroles métalliques au début du XIXème siècle, les différentes parties (brins) des cannes à pêche, étaient donc taillées en biseaux à leurs extrémités et ensuite assujetties par des lanières de cuir mouillées, qui en séchant maintenaient solidement les brins.
De nos jours, il est beaucoup plus simple et facile de réaliser ces jonctions en entourant les biseaux avec du scotch souple dit d’électricien.
Aux États-Unis, mais également en France, des fabricants utilisent ce procédé pour des cannes à mouche modernes en bambou refendu. Avantage : un gain de poids, puisqu’il n’y a plus de virole métallique mais surtout une action « continue » de la canne, qui n’est pas « cassée » par un virolage rigide.
Avantages du bambou refendu sur le greenheart
Mais alors, me direz-vous, pourquoi ne pas pêcher avec des cannes en greenheart plutôt qu’en refendu ? Pour au moins trois bonnes raisons : il n’est pas toujours très pratique de se promener avec une canne « spliced » que l’on a soigneusement « scotché » pour la semaine et que l’on hésite à démonter.
Lancer avec ces cannes molles demande une adaptation certaine, et seul un lent Spey-cast permet de dépasser avec une 12 pieds la quinzaine de mètres.
Enfin, la matière sombre, presque noire du greenheart, n’est pas très heureuse et loin en tous cas de la beauté blonde d’une canne en refendu agrémentée de ces interligatures « crimson » qui sont là pour nous rappeler les dizaines d’heures de main-d’œuvre qui étaient nécessaires à leur fabrication.
Et puis, les modèles en refendu de Hardy, Farlow, Sharpe ou même Pezon & Michel, sans avoir la mollesse du greenheart, tiennent très bien les saumons et sont tout de même plus agréables à utiliser.