La pêche au gros
La pêche au gros
Souvent appelée pêche au gros ou pêche au « tout-gros » (en anglais « Big Game Fishing »), la Grande Pêche sportive s’adresse essentiellement aux grands poissons marins que sont les thons, les marlins, les espadons et les requins… Cette pêche est surtout connue du grand public par les récits qu’en ont faits Ernest Hemingway, Zane Grey et chez nous Pierre Clostermann, l’as de la Seconde Guerre mondiale.
C’est en Californie, le 1er juin 1898, que fut capturé à la canne et au moulinet, le premier « tout-gros » de l’histoire. Il s’agissait d’un thon rouge de 183 livres anglaises, et l’heureux pêcheur, Charles F. Holder, fonda l’année suivante avec quelques adeptes de ce nouveau sport le Catalina Tuna Club du nom de l’île au large de laquelle cette capture avait été réalisée. Et ce que Frédéric Halford en Angleterre, quelques années auparavant, avait apporté à la pêche à la truite en la transformant en loisir de gentlemen, les très aisés « sportsmen » du Catalina Club le firent pour la pêche au gros, en édictant eux aussi des règles très strictes que tous les membres devaient s’engager à respecter.
Ces « merveilleux fous »
pêchant sur leurs drôles de barques.
Ce n’était plus tant la capture qui comptait, mais la façon dont celle-ci avait été réalisée. Pour devenir membre du Catalina, il convenait d’avoir capturé selon les règles – c’est-à-dire avec une canne légère et une ligne de 24 brins au maximum – un thon de plus de cent livres.
Les lignes de l’époque étaient en lin tressé qu’il fallait rincer à l’eau douce, dérouler et soigneusement faire sécher après chaque partie de pêche. Une ligne de 24 brins avait une résistance d’environ 50 livres et ces « merveilleux fous pêchant » sur leurs drôles de barques, s’attaquèrent dès le départ aux deux espèces de poissons encore considérées, aujourd’hui, comme les plus combatives : le thon rouge et l’espadon.
Le véritable handicap était représenté par le freinage du poisson qui une fois ferré prenait le large à toutes nageoires car les moulinets de l’époque n’étaient que de grosses bobines, assujetties d’une manivelle et contenant 300 à 400 mètres de ligne. Et cette manivelle, tournant en sens inverse à la vitesse que l’on peut imaginer quand le thon prenait la fuite, le pêcheur n’avait alors pour seule ressource que de presser fortement une pièce de cuir sur la bobine avec sa main droite, dans le but de ralentir suffisamment la rotation de la bobine afin que sa main gauche puisse se saisir de la manivelle.
Les phalanges, voire les poignets cassés à ce jeu ne se comptaient plus et à San Francisco, on disait reconnaître les distingués membres du Catalina Club à leur main gauche plâtrée un mois sur deux !
Ces pionniers ne se découragèrent pas pour autant et d’ailleurs, très vite, l’un d’eux, William Boschen, sans doute agacé par l’inaction forcée que ces doigts plâtrés entraînaient inventa en 1911 le premier moulinet avec frein incorporé, à peu près tel, du moins sur le principe, que nous le connaissons aujourd’hui.
Et, pour prouver le bon fonctionnement de sa machine, il captura le premier espadon de l’histoire du « Big Game », un splendide spécimen de 358 livres. William Boschen fût le premier à entrer dans la légende, vinrent ensuite les Zane Grey, Lerner, Ernest Hemingway, Farrington et pour la France Pierre Clostermann et Guy Real del Sarte.
Ernest Hemingway posa les règles et créa l’International Game Fishing Association (IGFA).
Nous avons tous lu et même relu les péripéties du combat du vieil homme d’Hemingway qui lutta deux jours et une nuit contre, non pas un espadon – comme le traduisit Jean Dutourd pour Gallimard – mais un marlin bleu géant du Gulf Stream.
Quoique romancée, l’histoire a réellement eu lieu dans les années trente, au large des côtes cubaines. Un vieux pêcheur de Cojimar, petit port à l’est de la Havane, fut retrouvé à moitié fou, dérivant seul dans sa barque au milieu du Gulf Stream avec la carcasse d’un gigantesque marlin attaché le long de la coque. Le poisson avait remorqué la barque pendant plus de 60 heures avant d’abandonner la lutte et d’être dévoré par les requins.
Certes, les barques des pêcheurs cubains de l’époque, n’étaient guère plus grandes que celles que l’on peut louer aujourd’hui pour faire le tour du lac de la grande cascade au Bois de Boulogne mais tout de même tirer à contre courant dans le Gulf Stream et sur plusieurs dizaines de miles une embarcation, on comprend qu’il puisse s’agir là de pêche vraiment sportive, même et surtout, dirais-je, si la ligne est tenue à la main.
Pour rester au chapitre des coques de noix, il nous faut parler ici de la pêche à la canne et au moulinet, cette fois, des véritables espadons (Xiphias gladius) au large de Sesimbra (Portugal), telle que l’a pratiquée de nombreuses années Pierre Clostermann en compagnie de quelques autres pionniers européens de la pêche au tout-gros.
« Ça y est, je le tiens et il est lourd. Aussitôt piqué, il décampe irrésistiblement. Chico rame désespérément pour le suivre… pendant ces deux heures passées, j’ai enlevé successivement mes pull-overs et ma chemise de flanelle… 18h30 bientôt sept heures de combat. La brise de l’après-midi qui s’était levée retombe avec le soleil bas. Je sens l’espadon qui cède enfin… Il a sondé quatre cent mètres au moins, mais n’est pas mort, et je sue sang et eau pour le remonter. Je force ma main engourdie crispée sur la manivelle et mon bras douloureux à tourner, à tourner encore! Puis sans prévenir arrivent la ligne double et l’émerillon. Chico remonte le bas de ligne doucement et je plonge la gaffe dans l’eau à bout de bras. La profondeur est difficile à juger, et il me faut gaffer l’espadon sans coup férir à la hauteur de sa carène caudale pour mieux l’immobiliser. Hop! Décidément, j’ai de la chance. Le croc est bien placé. Le poisson et le youyou enfin hissés à bord du Batalha, je m’affale sur le pont à côté de mon espadon que j’admire à la lueur de la lampe électrique. Il a une rare longue épée, sans défaut, et son corps est parfaitement proportionné.»
(extrait de Des poissons si grands, Flammarion 1969). Voilà ce qu’était la grande pêche sportive il y a encore quelques décennies seulement.
Pour les puristes, le matériel moderne et ultra sophistiqué rend la capture trop facile.
Comparée à ces hauts faits de pêche, la capture de marlins de plus de mille livres telle qu’elle se pratique aujourd’hui, à Cairns (Australie), à Madère ou aux Açores, à partir de bateaux capables de reculer à plus de dix noeuds sur les poissons, nous semble un peu pâlotte.
Heureusement que presque toujours, les poissons capturés très rapidement et qui n’ont pas toujours eu le temps de se rendre compte de ce qui leur arrivait, sont relâchés. Mais s’agit-il toujours là d’un exploit sportif, tel que l’entendaient Hemingway et Lerner quand ils créèrent l’IGFA ?
Prendre un marlin ou un thon de plus de mille livres en moins de dix minutes nous apparaît plutôt comme un exploit technique à mettre surtout au compte du skipper et de l’équipage qui savent tirer parti de toutes les possibilités de bateaux hyper sophistiqués. En reculant à toute allure sur le poisson, le skipper l’obligera à combattre en surface sur un frein serré au maximum et une ligne courte.
Dans l’impossibilité de sonder, le marlin ou le thon ne pourront trouver en profondeur des couches d’eau plus fraîches et plus riches en oxygène. Dans les eaux chaudes de surface, ils s’asphyxieront plus vite.
En outre, le pêcheur a toujours avantage à conserver le poisson en surface car en manoeuvrant autour du poisson, il sera facile de contrer toutes ses directions de fuite. Quand un grand poisson marin a sondé –quelques fois à plus de cent, deux cent ou trois cent mètres–, outre que la pression de l’eau pèse de toute la hauteur de la colonne de liquide sur la résistance de la ligne (rappelons-nous l’expérience du tonneau de Pascal), il n’y a pas moyen d’orienter efficacement, à la verticale du poisson, la traction dans un sens ou dans l’autre.
Tout l’art des grands skippers au thon géant ou au marlin, consiste quand la configuration des lieux de pêche s’y prêtent, à maintenir les poissons ferrés sur les hauts-fonds, à les empêcher de regagner le tombant –où ils ne manqueraient pas de sonder– et à les obliger à enchaîner des sprints de plus en plus abrégés au cours desquels ils s’asphyxient littéralement. C’est la technique utilisée initialement au large de Bimini pour la capture des bluefins géants (thons rouges) comme au large de la Grande barrière de Corail australienne.
Qu’en est-il des combats sur lignes fines ou très fines ?
Comparé à ce qui vient d’être dit, il en va tout autrement à notre avis, des « combats » sur ligne fine ou très fine qui de plus en plus souvent, avec des équipages spécialisés dans la conquête de ce type de records, tournent à l’avantage du pêcheur. Ne sommes-nous pas là aux antipodes des règles de sportivité de la pêche au tout-gros telle que l’envisagèrent Hemingway et Lerner quand ils créèrent l’IGFA ?
Certes les pêcheurs qui inscrivent depuis quelques années leur nom dans les pages du “IGFA Book of records” ne trichent pas à proprement parler. Ils se conforment même strictement aux règles édictées il y a près de trois-quarts de siècle, par Hemingway et Lerner. Mais tous les règlements, on le sait bien, sont faits pour être contournés, et comment aurait-on pu imaginer, il y a plus de 75 ans, les progrès enregistrés dans le domaine des bateaux de pêche et surtout du matériel (moulinet équipés de véritables freins ABS et fils issus de la recherche textile et chimique qui relèguent aujourd’hui même le nylon au rang d’antiquité). On ne compte plus en effet depuis une vingtaine d’années les espadons voiliers ou marlins de 50, 100 ou plus de 200 kilos capturés sur des lignes de 2, 4 ou 8 livres de résistance.
En août 1995 un record du genre a été établi au large des Açores. Il consacre, si l’on peut dire, la capture et la mort d’un marlin bleu de 260 kilos sur une ligne de 4 livres (oui, vous avez bien lu, un marlin bleu (soit un des poissons les plus combatifs des océans) de 260 kilos sur un fil n’excédant pas 2 kilos de résistance à la rupture. Soit un rapport de 1 à 130 en faveur théoriquement… du poisson.
Le hic, dans ce type de « pêche », c’est que le poisson ne sait pas qu’il est ferré et qu’il doit mener un combat. Les marlins, comme pratiquement tous les grands prédateurs océaniques qui mènent leur existence au large, ne savent pas ce que représente un bateau. C’est même le bruit des hélices et le brassage de l’eau (qu’ils ont confondu avec la fuite en surface d’un banc de bonites ou autres poissons fourrages) qui les attirent dans le sillage de l’embarcation où bien évidemment, ils découvriront les appâts ou leurres mis en traîne.
Ils n’ont donc aucune raison de se méfier de la présence du bateau et du bruit des moteurs. Qu’un hameçon d’assez petite taille (pour pouvoir piquer sans ferrage) leur titille le gosier ou l’oesophage, ce n’est pas la première fois que cela leur arrive. Beaucoup de leurs proies habituelles possèdent des rayons piquants sur leurs nageoires, et plus d’une les a déjà piqués de travers. Pour s’en débarrasser, ils secouent généralement la gueule et font des efforts de déglutition, en agitant la tête et nageant à faible vitesse en surface.
Il n’y a aucune raison pour qu’ils cherchent à s’enfuir… Tout ce que doit alors faire le « pêcheur » est de… ne surtout pas tirer sur la ligne et de faire même attention que cette dernière ne touche pas l’eau, car une simple vague risquerait de casser ces fils de la vierge ? Nous voilà loin d’Hemingway tirant à s’en faire péter les jugulaires sur les marlins de Bimini, ou Clostermann s’écrasant les ménisques et les disques inter-vértébraux, en combattant frein serré à 60 livres les espadons de Sesimbra à bord d’une barque à rames.
Pour le pêcheur sur ligne fine, il s’agit moins d’un « combat » que d’un exercice de style durant lequel il est surtout question de ne pas tirer sur la gueule du poisson. Dans le même ordre d’idée, en matière d’équitation, un des maîtres écuyers de Louis XIV démontra que l’on pouvait mener un Lippizan au travers des allées des jardins de Versailles, en le « guidant » avec comme seules rênes, deux fils de soie.
Vouloir capturer sur des fils de 2 ou même 4 livres (c’est-à-dire des nylons de 10 ou 14/100ème, que bien des pêcheurs de truites hésiteraient à employer), des poissons (marlins ou sailfish le plus souvent) dépassant la centaine de livres, peut paraître en outre peu sportif au sens du respect de l’adversaire. En effet, il faut piquer des dizaines de poissons, pour de temps en temps en capturer un. Les autres, qui d’un coup de nageoire, d’un claquement de mâchoires ou d’un saut, à moins que ce ne soit avec l’aide d’une vague, auront cassé sans coup férir la ligne, vont quelquefois devoir traîner jusqu’à ce que mort s’ensuive, des centaines de mètres de fil fin, certes, mais imputrescible et qui n’en constitue pas moins à la longue une pression insupportable à remorquer…
Pour avoir combattu, à la mouche le plus souvent, des grands poissons marins (tarpons et espadons-voiliers), je considère qu’en dessous de 12 livres, on ne peut pas réellement exercer de pression sur un poisson de plus de cent livres. Ce n’est en fait qu’à partir de 16 livres ou 20 livres, qu’on peut vraiment opposer une traction en sens inverse qui va empêcher un poisson de ce poids de nager comme bon lui semble… Les Américains l’ont bien compris, eux qui ont instauré dans leurs “masters” de nouveaux règlements limitant à 12 livres la résistance minimale des lignes mais obligeant le pêcheur à combattre cette fois depuis un bateau obligatoirement arrêté après le ferrage.